« Écrire, c’est être mené à ce lieu qu’on voudrait éviter » (Patrick Autréaux), lit-on en exergue de Vivre vite, le récit que Brigitte Giraud a publié chez Flammarion à la fin de l’été.
Écrire, ici, ramène l’autrice à la mort de son compagnon, Claude, en juin 1999, lors d’une chute à moto au cœur de Lyon, alors qu’il venait de traverser la ville, un peu en retard, pour aller chercher leur fils à la sortie de l’école. Elle s’apprêtait au même moment à les rejoindre depuis Paris, où elle avait brièvement séjourné pour préparer la sortie d’un roman (Nico, Stock) prévu pour la rentrée.
Vingt ans après, tandis qu’elle doit céder à la pression des promoteurs en vendant cette maison que Claude et elle venaient d’acheter avant « l’accident », où ils avaient rêvé ensemble un nouvel espace, une nouvelle vie et où il n’a finalement jamais vécu « à cause de l’accident », elle se décide à « faire une dernière fois le tour de la question, comme on fait le tour du propriétaire, avant de fermer définitivement la porte. »
Pour essayer, encore, et en secret – cela inquiéterait son entourage de découvrir qu’elle en est encore là –, de comprendre comment le pire est arrivé. Et parce qu’elle ne peut résister au besoin d’imaginer encore ce qui aurait pu l’empêcher.
Le récit adopte dès lors une forme singulière, et réussie : celle de la liste des hypothèses qu’on formule presqu’automatiquement après un drame pour mettre à nu ses contingences, titiller vainement le rêve esquissé par les choix qui n’ont pas été pris mais qui auraient pu l’être, ce qui aurait pu arriver mais qui n’a pas eu lieu : si j’avais téléphoné pour dire… S’il n’avait pas écouté… Si nous n’avions pas… Si la météo… En remontant jusqu’à cet ingénieur japonais, Tadao Baba, qui avait conçu pour Honda une moto estimée si dangereuse que sa commercialisation avait été interdite au Japon.
A travers ces « si », pointent autant le chagrin que la culpabilité et la colère : la faute à quoi, à qui ? L’impuissance aussi évidemment, si ce n’est le pouvoir de dire, nommer, explorer, élucider ; de se bercer parfois avec cette petite voix qui nous parlait, ou qui aurait pu nous parler, ou parler à l’autre pour empêcher la suite, même si on sait qu’elle n’y peut plus rien : «N’y va pas ». Et de reconstituer en pensée un temps, un monde qui ont échappé. Explorer, suturer en partie au moins cette « béance » : les instants qui ont précédé la mort de l’être aimé.
Car revenir à ce drame et ses causes avant de quitter la maison qu’ils avaient choisie et où ils avaient projeté la suite de leur bienheureuse vie à trois, c’est aussi se promener près de Claude dans cette dernière journée qu’elle n’a pu vivre avec lui. Se repasser la ou les chansons écoutées – Claude était critique musical, côté rock. Poser ses yeux sur les lignes du livre qu'il avait laissé ouvert près de leur lit et où apparaissaient ces mots de Lou Reed : « Vivre vite, mourir jeune ». Refaire le trajet qu'il avait parcouru dans cette ville qu’ils aimaient. Imaginer les lycéens qu'il avait remarqués, peut-être, sur le trottoir d’un musée ; la conductrice aperçue, peut-être, en train de vérifier son rouge sur les lèvres.
Revenir aux instants qui ont précédé ce drame, c'est encore faire face à l’autre et à tout ce qui nous échappe de lui, même lorsqu’on pense le connaître « par cœur » : qu’est-ce qui avait pris à Claude, a priori prudent, prévoyant, de changer d’avis ce matin-là en empruntant cette moto que son beau-frère avait laissée quelques jours chez eux au lieu de prendre la sienne, sans prendre la peine de contacter l’assurance (ce qui ne lui ressemblait tellement pas que sa compagne en a été « sidérée »), et alors qu’il avait dit lui-même l’avant-veille que cet engin était « une bombe à ne pas toucher » ? Comment lui avait pris ce jour-là le désir de « se changer en aventurier » ?
Plus elle s’approche de l’instant fatal, plus l’autrice s’attarde sur les détails du dernier trajet de son compagnon, trajet dans leur ville, dans leur histoire – il se sont connus dès l’adolescence, dans la banlieue lyonnaise –, en imaginant ce que ses yeux ont regardé, les pensées, les souvenirs, les projets qui pouvaient trotter dans sa tête, les impressions que produisaient l’air sur son visage… et en retardant ce qui a mis fin à sa course et « coupé en deux » sa vie à elle.
Un récit sobre et poignant qui nous ramène à la contingence de nos existences.
Comments