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« Les Mangeurs de nuit », de Marie Charrel (Les éditions de l’Observatoire, 2022)

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« Contre l’effacement des êtres, l’effacement des corps et des passions en un battement de cils, Hannah ne voit qu’un seul remède : les mots. Ceux que l’on porte longtemps en soi sans le savoir avant qu’ils ne jaillissent, ceux qu’on lègue de génération en génération, comme son père l’a fait avec elle, pour tenir le malheur à distance. Ceux que l’on couche sur le papier, telles les observations de Jack, destinées à sauver la forêt. Voilà ce qu’elle doit écrire : leurs histoires à tous avant qu’elles ne s’évaporent. »


Ce roman de Marie Charrel, construit autour de la rencontre, dans une forêt de Colombie britannique (Canada), entre une jeune femme d’origine japonaise, Hannah, et Jack, un « creekwalker » chargé de veiller à la sauvegarde des saumons sauvages et de la forêt pluviale, est aussi un hommage aux mots et à l’écriture. A leur capacité à nous faire rêver, voyager, même lorsque nous sommes prisonniers de quelque chose, d’un état du corps ou de l’esprit ou de quelqu’un, et à maintenir en vie ce qui passe, ceux que nous avons tant aimés, à perpétuer leur passage éphémère sur terre.


L’action se passe un mois après la fin de la Deuxième Guerre mondiale ; mais aussi dix ans plus tard ; mais aussi avant la guerre. Car c’est un texte qui bouscule un peu le lecteur, mais de façon stimulante, en le faisant passer d’une époque à l’autre, d’une pensée, d’une mémoire à l’autre, l’obligeant parfois à remonter le fil des pages mais lui donnant, au fur et à mesure que s’approche la fin du récit, le plaisir de reconstituer tout à fait son puzzle.


Cette histoire à double face, puisqu’elle nous fait passer alternativement dans la tête d’Hannah puis dans celle de Jack, nous fait aussi mieux découvrir l’histoire de minorités particulièrement maltraitées dans cette région du monde : les Japonais ayant quitté leur pays au bord de la famine, dès le début du XXe siècle, pour rejoindre l’Amérique, où ils apportaient une main d’œuvre bon marché, et les Amérindiens. Les premiers, qui croyaient au rêve américain, ont été exploités sans espoir d’émancipation avant d’être maltraités puis spoliés de leurs bien et placés dans des camps d’internement pendant toute la durée de la guerre car toujours considérés comme Japonais, donc ennemis. Les seconds ont vu leurs enfants enrôlés de force, depuis la fin du XIXe siècle (jusqu’aux années 1990), pour être placés des années en pension dans le but de leur faire oublier leur langue et les coutumes de leurs ancêtres – de les américaniser.


Marie Charrel a dit combien elle avait aimé le beau roman de Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer (Phébus, 2012), qui relatait la vie des « picture’s brides », ces jeunes femmes pauvres quittant le Japon entre les années 1900 et 1940 pour se marier, via une agence matrimoniale, à des Japonais ayant soi-disant fait fortune en Amérique. Ils leur avaient envoyé des photos d’eux bien vêtus, jeunes, posant devant de grandes villas, de somptueuses automobiles. Une fois arrivées, elles ont découvert des hommes vieux, usés par les travaux des champs, aux costumes élimés et aussi pauvres qu’elles : la villa, la voiture étaient celles de leurs employeurs. Ces femmes (parfois de très jeunes filles) ont subi, avec leurs maris et leurs enfants nés en Amérique, violence et racisme, dans l’indifférence générale.


En reprenant parfois une forme d’écriture qui fait écho à celle de Julie Otsuka, Marie Charrel offre un bel hommage, aussi, à Certaines n’avaient jamais vu la mer : par l’emploi notamment d’un « elles » collectif, propre au livre de cette Américaine d’origine japonaise, qui souligne la sororité qu’a donné à ces femmes ce destin commun, sans pour autant gommer la singularité de chacune par sa sensibilité, sa capacité à s’adapter, ses propres drames, et qui met en évidence le contraste entre leur grand nombre et le silence qui entoure « leurs histoires évaporées ».


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