Certains lieux, même vides, sont habités. La villa Seurat (Paris 14e), à deux pas du parc Montsouris et de ses réservoirs, n'était pas vide ce dimanche des Journées du Patrimoine 2022. D'assez nombreux visiteurs ont pénétré pour la première fois dans cette impasse aux belles maisons d'artistes dessinées par Jean Lurçat et Auguste Perret afin d'y découvrir l'œuvre et l'atelier de la sculptrice Chana Orloff (1888-1968). Mais bientôt d'autres présences, invisibles ou faussement inanimées, ont repris leurs droits, presque plus vives et plus palpables que ce sage et silencieux auditoire. Grâce à la force des sculptures exposées dans l'impasse, tels ce couple de danseurs inspiré du couple Delaunay, ou cette mère et son enfant (Chana et son fils), dont les corps fusionnés semblaient se mouvoir. Grâce encore à l'éclat si vivant dans les yeux de ces petits chiens côtoyés par l'artiste, que l'on aurait pas été surpris de voir soudain quitter leur enveloppe de plâtre peint pour parcourir le pavé en humant les trottoirs à la recherche d'informations intéressantes. Grâce enfin aux mots brûlants échangés par Anaïs Nin et Henry Miller, ranimés ce matin par un comédien qui, debout face à l'entrée du n°18, où lui-même vit maintenant, a lu des extraits du journal d'Anaïs, et des lettres qu'Henry Miller et elle s'écrivaient.
Car au début des années 1930, Anaïs Nin (figurée ci-dessous par Chana Orloff) avait dégotté presque au bout de cette impasse un studio pour son amant; un atelier au dernier étage de l'immeuble, avec une belle verrière, une cuisine qui semblait "tenir dans un placard", une chambre avec un "charmant balcon" qui donnait sur la rue.
C'est ici qu'Henry écrivit Tropiques du cancer (publié en 1934). C'est ici entre autres qu'ils s'aimèrent. C'est d'ici, derrière les longues vitres de cette verrière, en écoutant Body and soul, qu'il lui écrivait quand elle était loin : "Quand tu t'en vas (en Creuse ou à Saint-Raphaël, mais ce pourrait être en Chine !), c'est toujours le brouillard." Anaïs lui écrivait la joie qu'elle avait à le lire et le gratifiait de l'avoir aidée à "tuer le dragon" en l'aidant à croire en ses textes, en sa plume, en sa légitimité dans le monde des écrivains. Les lettres qu'elle lui envoyait de New York, où il la savait papillonner, agaçaient Henry par leur côté "poudre aux yeux". "Je sais que tu es un vrai caméléon, mais je connais aussi le noyau immuable en toi, et c'est ça que je veux."
Blaise Cendrars est venu rendre visite, dans cette maison, un jour de pluie, à Miller, son jeune admirateur. Et bien avant Miller, Nin, Cendrars, la silhouette d'Antonin Artaud s'est faufilée entre ces murs, où il a également vécu. Anaïs Nin a retrouvé une photo de lui dans un placard. Artaud évitait pourtant, se plaît-elle à raconter dans son journal, de laisser à qui que ce soit une photo de lui, par peur que l'on tente de l'envouter à travers elles !
Ce matin ils étaient tous là : Chana, Antonin, Anaïs, Henry, Blaise, mais encore les amis de Chana, comme les Delaunay, Soutine, Giacometti, Chagall… à laisser les curieux respirer les traces de leur passé. Merci à ceux qui ont permis ce prodige.
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